Planète urbaine

Planète urbaine

L’hypothèse de Henri Lefebvre, qui envisageait une urbanisation totale de la planète, se vérifie de plus en plus. En un siècle, le nombre de citadins au niveau planétaire a en effet été multiplié par douze. En 2009, pour la première fois de son histoire, la population mondiale est devenue majoritairement urbaine : plus de 3,4 milliards d’individus résident désormais dans une ville, soit plus de 50 % de la population mondiale. Chaque année, ces urbains sont rejoints par 60 millions d’autres, si bien qu’en 2030, ils seront environ 5 milliards. Nous entrons dans le « temps des villes » ou plutôt dans ce que H. Lefebvre appelait dès les années 1960 « l’urbain ».

 

I – Du rural à l’urbain

Selon H. Lefebvre, nous assistons depuis les années 1950 à une véritable « révolution urbaine », c’est-à-dire à toute une série de transformations traversant la société contemporaine : l’on passe de la période où les questions de croissance et d’industrialisation (modèle, planification, programmation) prédominent à la période où la problématique urbaine l’emportera définitivement, où la recherche des solutions et des modalités propres à la société urbaine (fonctionnement, gestion organisation… des villes entre autres) passera au premier plan.

Comment est-on passé, se demande le philosophe marxiste dans son ouvrage La révolution urbaine (Lefebvre, 1970, pp. 14-28), de l’absence d’urbanisation (la « pure nature », la terre livrée aux « éléments ») à l’accomplissement du processus urbain (de « l’urbain ») ? D’emblée Lefebvre situe à l’origine de l’histoire la ville politique, affirmant que celle-ci a accompagné ou suivi l’établissement d’une vie sociale organisée, de l’agriculture et du village, même s’il est bien conscient qu’aux alentours du « zéro initial » il n’existe ni regroupement des personnes et des activités, ni spécialisation des tâches, ni agglomération de maisons. La ville politique, peuplée essentiellement de prêtres, de guerriers, de princes, de nobles, de chefs militaires, d’administrateurs et de scribes, administre, protège et exploite un territoire souvent vaste. Ne se concevant pas sans l’écriture (documents, ordres, inventaires…), elle est tout entière ordre et ordonnance, pouvoir. Si l’échange et le commerce n’ont jamais été totalement absents de la ville politique, ne serait-ce que pour se procurer les matières nécessaires à la guerre, il est vrai qu’elle résistera longtemps aux forces du marché. Ce n’est en effet qu’à la fin du Moyen Âge que la marchandise, le marché et les marchands envahissent la ville. Se développe alors en Europe occidentale un nouveau type de ville : la ville marchande. C’est désormais l’échange qui organise les villes : l’échange commercial devient fonction urbaine, faisant surgir des formes (architecturales et urbanistiques), d’où l’émergence d’une nouvelle structure de l’espace urbain.

Au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, au sein de l’Europe occidentale, se déroule un évènement majeur : la ville se montre de plus en plus et son poids devient plus important que celui de la campagne. « La ville n’apparaît plus et ne s’apparaît plus, nous dit H. Lefebvre, comme une île urbaine dans un océan campagnard ; elle ne s’apparaît plus comme paradoxe, monstre, enfer ou paradis, opposée à la nature villageoise ou campagnarde […]. Les gens du village ? Ils cessent de travailler, à leurs propres yeux, pour les seigneurs territoriaux. Ils produisent pour la ville, pour le marché urbain. » (Lefebvre, 1970, pp. 20-21)

Si la ville détenait déjà l’écriture – elle en possédait les secrets et les pouvoirs – et si elle opposait aussi l’urbanité (cultivée) à la rusticité (naïve et brutale), à partir de ce moment la ville développera la planimétrie. En effet, apparaissent en Europe les plans de ville, et notamment en Italie et en France. Ce ne sont pas encore des plans abstraits – projection de l’espace urbain dans un espace de coordonnées géométriques –, mais plutôt des plans combinant œuvre d’art et science, montrant la ville de haut et de loin, en perspective, à la fois peinte et représentée géométriquement. À la fois projection idéale et perspective réaliste, ces plans, qui se situent dans la dimension de la connaissance et de la raison, montrent bien un basculement de la réalité sociale vers l’urbain. Ce basculement de l’agraire vers l’urbain, lequel devient de plus en plus objectivé, représenté et donc conscientisé, précède de peu l’apparition de la ville industrielle.

Lefebvre se demande si l’industrie est liée à la ville. Selon lui, elle serait plutôt en connexion avec la « non-ville » ; en fait elle serait absence ou rupture de la réalité urbaine. On sait, nous dit-il, que l’industrie s’implante d’abord à proximité des sources d’énergie (charbon, eau), des matières premières (minerai, textile…) et des réserves de main-d’œuvre, et si elle se rapproche des villes, c’est pour se trouver au plus près « des capitaux et des capitalistes, des marchés et d’une abondante main-d’œuvre entretenue à bas prix. » (Lefebvre, 1970, p. 23) L’industrie peut donc s’implanter n’importe où, mais tôt ou tard gagne les villes pré-existantes, ou établit des villes nouvelles. Étrange mouvement fait remarquer le philosophe : la « non-ville » vient conquérir la ville, l’infiltrer, la faire exploser, et de ce fait l’étendre démesurément, générant l’urbanisation de la société.

La ville industrielle, que l’auteur définit comme « une ville informe, une agglomération à peine urbaine, un conglomérat, une « conurbation » » (Lefebvre, 1970, p. 24), annonce l’urbain, c’est-à-dire l’émergence de la « société urbaine », non pas seulement dans les pays riches et fortement industrialisés mais sur la totalité de la planète.

  1. Lefebvre propose l’expression « l’urbain » (abréviation de « société urbaine ») à partir de la réalité présente de la ville, mais aussi à partir de la crise que connaît celle-ci, crise engendrée par l’extension massive de l’industrialisation. La ville traditionnelle – la ville politico-commerciale – éclate lorsque se développent de nouvelles réalités, comme la ville industrielle, et qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer la ville de la campagne. L’industrie s’infiltre dans les interstices libres de la ville antérieure, s’implante un peu partout sur le territoire, et redessine le paysage. C’est ainsi que d’un double mouvement d’« implosion » (renforcement de la centralité) et d’« explosion » (diffusion illimitée des banlieues) émerge et émergera quelque chose de plus et de différent : l’urbain.

 

II – L’ère de l’urbain généralisé

Prenant acte de cette logique d’urbanisation structurelle et planétaire qui s’est accentuée durant le XXe siècle, un certain nombre d’auteurs (Ascher, 1995 ; Paquot, 2006 ; Lussault, 2007) voient moins un continuum entre rural et urbain qu’un processus d’encastrement du rural dans l’urbain, ce dernier étant devenu si hégémonique à l’échelle de la planète qu’il emporte tout sur son passage : le rural mais aussi la ville traditionnelle et historique délimitée par des frontières visibles et solides. Il en serait donc fini non seulement de la campagne en tant que telle mais aussi de la ville classique, qu’elle soit politique, marchande ou industrielle, dans laquelle on pouvait « entrer » et qui se trouve désormais intégrée dans des espaces discontinus, hétérogènes et multipolarisés. C’est ainsi que s’est accéléré ce mouvement structurel de « conurbation », terme forgé en 1915 par Patrick Geddes dans son ouvrage Cities in Evolution afin précisément de désigner ce processus qui voit les villes étendre toujours plus loin leur influence au-delà de leur périmètre d’origine.

L’avancée du front urbain

Nous vivons donc, notamment depuis les années post-1945, une grande transformation qui voit l’urbain s’imposer comme « fait social total », c’est-à-dire un fait qui a des conséquences sur la totalité de la société et de ses institutions. Mais que faut-il entendre par urbain au juste ? L’urbain, c’est l’extension des agglomérations sur des espaces auparavant identifiés au rural ; c’est le recul de la campagne face à des dynamiques économiques et sociales que rien ne semble pouvoir endiguer ; ce sont des champs ou des forêts qui se trouvent encerclés ou annihilés par des zones commerciales ou des quartiers pavillonnaires nouvellement créés. L’urbain, c’est aussi l’implantation récurrente et uniforme d’une ville à l’autre des mêmes chaînes d’hôtels, de jardineries ou encore de magasins de bricolages destinés en priorité aux habitants des quartiers pavillonnaires installés à la lisière des villes. La ville et la campagne y perdent leur identité, leur spécificité pour se trouver d’une façon ou d’une autre intégrés dans une même logique de fond, l’urbanisation, sorte de « nouveau Léviathan » qui semble décider du sort des sociétés actuelles (Marchal, Stébé, 2008). L’urbain enveloppe et intègre ce qui lui est étranger à travers une continuité du bâti qui assure de facto la jonction entre des espaces jusqu’alors clairement séparés (villes, villages, champs, forêts, rivières). De ce point de vue, la campagne est aujourd’hui intégrée dans cette urbanisation quasi continue. Les paysages ruraux deviennent des figures intérieures de l’organisation urbaine (Paquot, 2006 ; Lussault, 2009).

Mais l’urbain, c’est aussi la remise en cause de l’espace au profit du temps comme si la ville tout entière était en mouvement (Allemand et al., 2004). Aujourd’hui, on ne raisonne plus en nombre de kilomètres parcourus mais en temps passé dans les transports : on ne sait pas exactement quelle est la distance entre Paris et Marseille, mais on sait que cela correspond à 3 heures de TGV.

L’urbain c’est également la généralisation des NTIC qui permettent de communiquer avec le Monde, de relier simultanément des millions d’individus au quatre coins de la planéte, des campagnes profondes aux villes mondialisées.

L’urbain dissout la ville

Aussi est-il nécessaire sur un plan heuristique de bien distinguer la ville de l’urbain tant les référents classiques qui faisaient qu’une ville était une ville ont connu des mutations décisives sous la pression de l’urbain. Les villes sont remises en cause dans leurs frontières historiques pour s’étendre bien au-délà de leurs limites originelles et s’éparpiller dans un urbain diffus aux contours incertains. Il revient en France à Lefebvre, puis par la suite à l’urbaniste Françoise Choay (1994), d’avoir établi la distinction entre la ville et l’urbain. À la suite des analyses de Melvin Webber (1968), F. Choay affirme sans ambages notre entrée dans le « règne de l’urbain » (Choay, 1999). C’en est fini de la ville qui renvoyait à une certaine manière locale de vivre institutionnellement ensemble. Il apparaît en effet assez clair que, depuis les années 1960, la ville dense héritée de l’histoire facilement identifiable à partir de marqueurs physiques se dilue du fait de la mobilité des citadins. La congruence entre un centre-ville fonctionnel, une certaine morphologie du bâti – donnant à voir des constructions symboles au fondement de l’identité de telle ou telle ville – et des modes de vie spécifiques est très largement remise en cause.

La condition urbaine

Pour le géographe Michel Lussault (2009), la ville est morte et il est nécessaire d’en faire le deuil si l’on veut comprendre quelque chose à l’extraordinaire processus qui se déroule sous nos yeux depuis un demi-siècle. Parce que la planète compte désormais plus de citadins que de ruraux, notre monde change en profondeur. L’urbain devient même un « vecteur principal de la construction du monde. La mondialisation, c’est-à-dire l’institution du monde comme espace social d’échelle planétaire, se déploie par et pour l’urbanisation » (Lussault, 2009, p. 725). De façon plus précise, pour Lussault, qui s’inscrit ici dans le sillage de Lefebvre et de Choay, nous sommes entrés dans l’urbain généralisé.

Quoi qu’il en soit, une nouvelle « condition urbaine » est en train de se diffuser partout dans le monde (Mongin, 2005), corrélative de l’émergence d’un homo urbanus (Paquot, 1990) destiné à vivre au quotidien dans un cadre spatial traversé de flux et de mouvements hétéroclites (capitaux, rumeurs, langues…). Que la ville se fasse métapole, métropole, mégalopole, mégacité ou encore ville globale, s’opère en effet un même processus de fond à l’échelle planétaire où la ville historique se métamorphose et déborde de sa morphologie initiale pour progressivement acquérir une portée sinon mondiale, du moins nationale, et s’intégrer du même coup dans la compétition internationale.

 

III – L’urbain, le théâtre de fragmentations accentuées

Dès lors que l’on observe la société urbaine, force est de constater que les fragmentations sont devenues un élément omniprésent. Ces dernières relèvent tout à la fois d’un processus et d’un état de séparation spatiale marquée des groupes sociaux, qui se manifestent dans la formation d’aires caractérisées par une faible diversité sociale et des limites précises. Ces divisions spatiales se trouvent en outre renforcées par une légitimation sociale, pour une partie des individus au moins. C’est ainsi qu’à la suite de Peter Marcuse et Ronald Van Kempen (2002) et de Marie-Hélène Bacqué et Jean-Pierre Lévy (2009), il est possible aujourd’hui d’identifier dans la ville post-industrielles huit types d’espaces : 1/ les « citadelles », sortes d’îlots postmodernes à forte densité, situés en centre-ville, qui accueillent les « élites cinétiques » ; 2/ les quartiers gentrifiés des centres-villes investis par les « bobos » ; 3/ les gated communities se caractérisant par un enfermement hautement sécurisé ; 4/ les edge cities correspondant à des entités urbaines autonomes situées à la périphérie des villes et qui regroupent en fait les sièges sociaux des entreprises situés auparavant en centre-ville ; 5/ les enclaves ethniques et les bidonvillisées ; 6/ le « ghetto » se distinguant par une importante pauvreté, une discrimination raciale forte et ancienne, ainsi que par l’absence de politiques publiques ; 7/ les quartiers bourgeois historiques ; 8/ les zones de lotissements pavillonnaires situées à la périphéries des villes.

Ce modèle théorique condense l’ensemble des réalités ségrégatives observées à travers l’urbain généralisé. Mais parce que cette typologie est idéal-typique, et donc quelque peu abstraite, elle ne se retrouve que très rarement en tant que telle dans la réalité concrète. Aussi est-il nécessaire, afin d’éviter tout substantialisme, de ne pas décrire la ville dans sa globalité comme une juxtaposition de territoires plus ou moins repliés sur eux-mêmes et de réduire la vie urbaine à des oppositions grossières faisant de la ville un espace divisé exclusivement entre des quartiers aisés d’un côté et des quartiers populaires de l’autre. Il semble effectivement qu’il faille prendre acte de toutes les situations résidentielles intermédiaires – précisément constitutives du continuum socio-spatial – qui existent entre les zones les plus privilégiées et les plus paupérisées.

Cela étant dit, la fragmentation peut être identifiée si l’on resserre la focale sur les deux extrémités du continuum qui s’apparente plus en réalité à un dégradé. En effet, dans les villes européennes, il est possible de repérer des formes de séparatisme qui relèvent davantage de la fragmentation urbaine que de la ségrégation, étant donné qu’elles remettent en cause la ville post-fordiste en tant qu’entité cohérente. À l’instar de Jacques Donzelot (2004), cela revient à dire que la ville ne fait plus société, et qu’à ce titre elle se fragmente à travers trois dynamiques urbaines qui s’incarnent dans trois types d’espaces : la relégation des Zones urbaines sensibles (ZUS) ; la périurbanisation relatives aux quartiers pavillonnaires ; la gentrification des quartiers anciens des centres-villes. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la situation des villes françaises, même si nous nous arrêterons de temps en temps sur des contextes urbains étrangers.